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Cités du Yémen, Imprimerie Nationale
  • CITES DU YEMEN F1010001
  • La genèse des cités du Yémen est une geste anonyme, un chant de limon et de pierres qui scande l’histoire d’un territoire aussi vaste que varié.

    Les flots s’étant retirés, le premier matin du monde révèle l’espace illimité, surgissement qui s’offre à l’érosion.
    L’espace appelle à s’orienter, se diriger, s’établir.
    Au bout de l’errance, l’exigence d’être ensemble, d’échanger, de contrôler impose le choix d’un lieu.
    Orientations naturelles indiquées par le cycle des apparitions et disparitions du soleil.
    Orientations spirituelles marquées par l’aimant de la croyance.
    La détermination des limites constitue l’acte fondateur de la cité.

    Le récit de cette prise de possession construit la légende.
    Le sédentaire du soc de son araire trace le sillon où faire germer les murailles.
    Le chef nomade d’un trait de son arc ou d’un jet de sa lance, en direction de la Mecque, définit le premier point de la tangente qui détermine le périmètre de l’enceinte.
    La figure est parfaite : le cercle. Le linéaire le plus court pour l’aire la plus grande, à l’image du groupe tribal où le chef n’est que le premier entre les égaux et la parole de chacun est d’égale valeur.
    La cité, transcription dans l’espace de l’organisation de la communauté, s’inscrit comme le lieu du pouvoir, une borne du territoire.

    La recherche des origines invite au retour à la source.
    L’eau source de toute vie, eaux enfouies, cachées, captées, lient à leur présence souveraine l’établissement de la communauté des hommes.
    Crissement des poulies des puits des Bani Hushaysh qui annoncent au-delà du col la présence encore invisible des maisons rassemblées.
    Chapelets de cratères qui balafrent le désert et conduisent les eaux souterraines drainées en piémont jusqu’à l’oasis de Ghayl Bawazir.
    Résille de seguias qui strient le bassin versant et guident l’eau du Jabal Ba’adan jusqu’à la ville de Ibb.
    Galerie enterrée, « ghayl » qui approvisionnait les faubourgs sud de Sana’a depuis la plaine de Bayt Bawz.

    L’eau sculpte le paysage, suit et renforce la topographie, creuse le relief avec lequel la cité compose.
    Les murs s’érigent dans la continuité de l’à-pic, les forteresses prolongent les défenses naturelles des précipices. Sentinelles de haut bord, les jardiniers bâtisseurs du Jabal Bura’, de Shaharah ou du Jabal Maswar établis à la frise des cimes, à l’à-pic du vide, tutoient l’au-delà du vertige.
    Ils édifient leurs maisons telles de véritables falaises reconstituées à l’aplomb du rocher le plus abrupt, à tel point qu’il est difficile de distinguer où s’arrête l’œuvre de la nature et où commence le travail de l’homme.
    Les sinuosités des portes des remparts de Sa’dah reprennent à s’en méprendre les méandres de l’oued.
    L’eau invisible imprime sa loi, dicte le strict tracé rectiligne de Shibam érigé sur le tell quadrangulaire d’alluvions au milieu du Wadi Hadramawt. Le rempart de boue séché qui prolonge le socle naturel, circonscrit de canaux de dérivations, est une digue, une ligne de vie au-delà de laquelle toute velléité de construction est vouée inéluctablement à l’inondation.

    Le terroir hors les murs est dressé dans l’attente de la venue des eaux, la terre est levée pour dévier le flot de la crue, retenir les limons. Les sillons sont formés pour abreuver lentement la terre.
    Les versants sont aménagés en une succession de terrasses, en strates patientes qui écrivent des généalogies de labeur. Les citernes et bassins ponctuent les chemins qui conduisent le ruissellement, engrangent la moisson des pluies d’une saison à l’autre.
    Les hautes montagnes, surgissement issu de la séparation du bloc africain captent les nuages maritimes.

    Implantées sur le versant est des hauts plateaux qui les abreuvent, c’est en lisière du désert que les cités antiques, cités royaumes, vont éclore. Jalons sur la route caravanière de l’encens, prélevant à chaque passage dîmes et droits d’étape, elles tirent de ce monopole une prospérité enviée.
    Cette résine aux vertus antiseptiques dont l’Antiquité fait grande consommation tant pour la volupté des fumées messagères que pour protéger les prêtres dans les temples des sanies des sacrifices et participer aux rituels funéraires et d’embaumement vaut plus que son poids en or, une fois acquittés les taxes et péages à chacune des 63 étapes qui conduisent au bassin méditerranéen,

    Phare de la route, relais des caravanes, la cité attire et contrôle, protège et ordonne.
    Vigilante vigie, la ville veille sur les espaces hors les murs où des vagues de violence toujours menacent.
    Aussi, les tribus alentour reconnaissent et garantissent la cité comme un lieu d’asile, un espace où toute poursuite de violence est frappée d’interdit.
    La Tradition remonte à la personne du Prophète. Chassé de la Mecque par les Qorayshites, poursuivi par ses ennemis, il s’enfuit et trouve refuge à Médine où son charisme, ses qualités de justice, ses talents de négociateur conduisent les tribus voisines à le choisir comme arbitre de leurs différends et s’engagent à garantir la protection de sa personne et l’inviolabilité de son lieu de résidence. L’histoire retient ce voyage qui marque l’établissement de l’Islam sous le nom d’Hégire.
    Selon le même principe, sont établis au Yémen des « hijras ». Lieux d’asile où la vengeance s’interrompt, où les armes se taisent, lieu fondé par un descendant du Prophète appelé à éteindre de son jugement impartial, de sa sagesse les conflits qui lui sont soumis, à briser le cycle des vengeances issues de l’application de l’antique loi du talion prisonnière de sa mécanique aveugle et sourde aux causes et aux propositions de réparation.

    Ainsi, les murailles de la cité tirent leur puissance non seulement de la solidité de leur construction mais plus encore du respect du droit d’asile inviolable, reconnu et consacré par tous, à l’intérieur des limites qu’elles matérialisent.
    La transgression de la violence, ici bannie, y est sanctionnée par un châtiment onze fois plus élevé que de coutume.
    Ces citadelles de la foi et du savoir s’imposent sur le terrain de la force brute.
    Mosquée et forteresse président l’organisation de l’espace de la cité, scellent la dualité du sacré et du profane. Durant onze siècles, l’Imam zeydite a réuni en sa personne les deux pouvoirs spirituels et temporels. Le lieu du pouvoir se veut celui de la force de conviction plutôt que celui de la force des armes. Le lieu de la prosternation est celui de l’assemblée des croyants. Il n’est point de clergé.

    La réputation, la notoriété, l’exemple d’une vie juste et sage, bonifiée par les mémoires successives fondent bien des cités. Attirées par les bénéfices de la bénédiction divine, de la baraka, qui émanent par delà les ans d’un modèle vénéré, les demeures des vivants se blottissent autour de la tombe d’un saint homme.
    Ainsi la cité de Yaffrus et sa mosquée fortifiée qui abrite le tombeau d’Ibn el Alouan.
    Telle une cité fantôme, Qabr Hud, édifiée autour de la dépouille légendaire du prophète Hud est une cité désertée cinquante et une semaines par an et qui regroupe, le temps du pèlerinage, la foule dense de toute la vallée d’Hadramawt. Chaque hameau, chaque confrérie entretenant jalousement une maison où se retrouver pour les dévotions, les joutes oratoires, les courses de dromadaire et la foire commerciale où se scellent les échanges.

    La foule assemblée le vendredi dans la cour de la grande moquée est celle-là même qui envahit le souk. La négociation, l’honnêteté de la transaction, font appel aux valeurs partagées, à l’honneur, aux convictions communes. C’est le souk et son réseau jouxtant la grande mosquée, dont la porte s’ouvre fréquemment entre deux échoppes, qui organise et structure la ville. Reliant les deux portes principales de la cité, le souk, véritable armature urbaine, draine le flots des chalands, préservant les quartiers d’habitations domestiques des présences importunes.
    L’espace urbain est structurée selon une hiérarchie élaboré allant du plus public au plus privé, des portes de la ville aux allées du souk, des ruelles innervant les quartiers aux impasses desservant un groupe de voisins, de la cour au seuil de la maison, de l’escalier au salon de réception.

    Chaque quartier de la cité capitale se regroupe autour de sa mosquée dont les bassins d’ablutions sont alimentés par un puits associé à un grand jardin urbain, bien de mainmorte, propriété inaliénable.
    Cette tradition de léguer un terrain à la communauté remonte aux premiers temps de l’Islam. Abu Bakr, riche et fidèle compagnon du Prophète se proposait de vendre une parcelle cultivée de sa propriété et d’en distribuer l’argent aux nécessiteux. Mohammed lui conseilla de transférer la propriété à la communauté qui chaque année en partagerait les fruits de la récolte.
    Ainsi près d’un cinquième de Sana’a est constitué de jardins potagers, mis en culture au bénéfice d’une mosquée. Ces jardins, le plus souvent invisibles depuis les ruelles, composent un paysage urbain aérée en offrant aux maisons qui les enserrent une jouissance uniquement visuelle.
    Ainsi tel un centre vide, le Bustan at-Tawus, est bordé d’une cinquantaine de demeures n’ayant aucun accès au jardin et appartenant à quatre quartiers différents. L’enclos du jardin dessine une enceinte intérieure à la ville. À la cité enserrée dans ses murailles formant limites à la campagne illimitée, traversée de parcours innombrables, répond une parcelle de nature policée, consacrée, jamais traversée et sertie de maisons.

    Cette organisation du territoire de la ville et du terroir qui l’entoure témoigne d’un monde d’équilibres complémentaires où se prolongent les savoirs partagés des paysans bâtisseurs et ceux des citadins cultivateurs. Ainsi dans son alchimie, la cité se fait miroir et creuset qui condensent et subliment le paysage.

    Pascal Maréchaux

    Cités du Yémen, Imprimerie Nationale